Les maladies bucco-dentaires et les services de désaccoutumance au tabac

H. Sharon Campbell, PhD •
Elizabeth H. Simpson, M.Sc. •
Trey L. Petty, BA, B.Sc., DDS •
Penny A. Jennett, PhD •

Sommaire

Des études cliniques et épidémiologiques ont prouvé scientifiquement que le tabagisme, particulièrement la cigarette, est à l’origine de la maladie parodontale et d’autres maladies bucco-dentaires aussi graves mais moins répandues. Devant la gravité de la situation, les dentistes se doivent d’offrir des services de désaccoutumance au tabac (SDT) lors des examens périodiques de leurs patients. Cet article explique les obstacles auxquels se heurte la mise sur pied de ces services, tels que les ont définis les dentistes de l’Alberta qui ont pris part à une étude aléatoire sur le terrain, et présente les stratégies visant à les surmonter. Il propose également aux associations professionnelles et aux établissements d’enseignement des façons de promouvoir l’intégration de SDT dans les normes d’exercice professionnel.

Mots clés MeSH : counselling; dentists; tobacco use cessation

© J Can Dent Assoc 2001; 67:141-4


La prestation de services de désaccoutumance au tabac (SDT) n’est plus un choix qui s’offre aux cabinets dentaires d’aujourd’hui. Déjà en 1990, on constatait le lien évident entre la cigarette et la maladie parodontale1. On a observé chez les fumeurs actuels un taux plus élevé de maladie parodontale, dont une diminution plus marquée de la hauteur de l’os parodontal, que chez les non-fumeurs2,3. Des études longitudinales ont démontré que les fumeurs actuels ont 2 à 3 fois plus de chances de développer une maladie parodontale que les non-fumeurs et que la maladie progresse plus rapidement chez les fumeurs actuels4-7. De plus, la maladie cesse de progresser lorsque les fumeurs renoncent au tabac comme on peut le constater par le ralentissement de l’évolution de la maladie chez les anciens fumeurs5,6. Deux excellentes études publiées récemment — l’une de Mirbod et coll. parue dans le Journal8,9, l’autre du Comité des recherches, de la science et de la thérapie de l’Académie américaine de parodontologie10 — recommandent à la profession dentaire de voir à ce que les services de désaccoutumance au tabac deviennent la norme en matière de soins.

La majorité des fumeurs ont besoin d’encouragement et de motivation pour arrêter de fumer. Le cabinet dentaire peut offrir des services de consultation dans un contexte nouveau et plus approprié. Les effets du tabac sur la santé bucco-dentaire se manifestent beaucoup plus tôt que les effets systémiques et s’estompent visiblement lorsque l’usage du tabac est interrompu. En utilisant une caméra intra-buccale, les dentistes peuvent réellement montrer ce changement à leurs patients, ce qui leur donne un avantage par rapport aux autres professionnels de la santé. De plus, tandis que les hommes et les adolescents vont rarement chez le médecin, ils consultent régulièrement un dentiste. Les fournisseurs de soins dentaires peuvent donc rejoindre un groupe de fumeurs qui ne reçoivent probablement pas de conseils d’autres professionnels de la santé. Voilà d’importantes raisons pour que la profession dentaire ne tarde pas à intégrer les SDT dans la pratique quotidienne.

La profession est cependant hésitante. Ajouter des SDT ou en promouvoir l’utilisation n’a rien de bien différent de l’ajout d’autres nouveaux services. Il faut beaucoup de temps avant que le nouveau service soit bien intégré aux autres tâches. Bien que ce soit le dentiste qui accepte d’intégrer ce nouveau service, tout le personnel doit prendre part aux décisions étant donné que c’est souvent à l’hygiéniste ou à l’assistante que reviendra la prestation de ce service. Déterminer quels services offrir est un facteur important. En laissant au moins à la réception des documents sur la désaccoutumance au tabac, le cabinet offre à ces patients fumeurs des ressources auxquelles ils n’auraient peut-être pas accès autrement. D’autre part, il est également possible d’envisager la création d’une clinique de désaccoutumance offrant des services complets. Dans l’intervalle, il existe une forme de service qui cadre bien avec le fonctionnement du cabinet et répond aux besoins de sa clientèle.

Une première au Canada

En 1996, 54 dentistes de l’Alberta ont accepté de participer à une étude aléatoire contrôlée d’une durée de 2 ans afin d’évaluer un programme éducatif visant à améliorer les SDT offerts par les cabinets dentaires11-13. Les cabinets ont été répartis au hasard en un groupe d’intervention ou de contrôle. Dans le cadre du groupe d’intervention, on a remis aux participants un manuel sur la désaccoutumance au tabac à l’intention du cabinet dentaire, ainsi que des documents éducatifs à l’intention des patients. On a aussi demandé l’avis des patients et communiqué à des collègues par le biais de téléconférences. Cette façon de procéder était très importante : la possibilité d’échanger avec d’autres, d’exprimer ses inquiétudes, de discuter de stratégies avec des collègues et de connaître la réaction des patients face à la mise sur pied de SDT se révélait essentielle à l’adoption d’une nouvelle pratique.

Les données de base recueillies auprès du personnel et des patients révèlent que moins de la moitié des cabinets dentaires conseillent régulièrement à leurs patients d’arrêter de fumer. Bien qu’à la fin de l’étude le groupe d’intervention ait atteint presque le double du pourcentage de fumeurs à qui on a conseillé d’arrêter de fumer (15,6 % contre 27,0 %), comparativement au groupe de contrôle (12,2 % contre 15,1 %, p = 0,02), il existe toujours une importante possibilité non exploitée qui consiste à aider les patients à cesser de fumer tout en préservant leur santé bucco-dentaire.

Comment aborder la désaccoutumance au tabac

Les participants à l’étude ont défini comme suit les obstacles à la mise sur pied de SDT au cabinet : la résistance et le détachement des patients; le temps nécessaire à la prestation des services; les chances presque nulles de réussir à amener les patients à cesser de fumer; le manque de documents éducatifs à l’intention des patients et de ressources vers lesquelles les diriger. Tous ces pro blèmes peuvent être facilement résolus et ne doivent pas entraver la prestation d’un service indispensable.

Les inquiétudes des dentistes quant à la résistance et le détachement des patients ne sont pas fondées. Selon l’étude menée en Alberta, 61,5 % des dentistes croyaient que les patients ne voulaient pas recevoir de conseils du cabinet dentaire sur la désaccoutumance, alors qu’un pourcentage presque équivalent de fumeurs (59,0 %) étaient d’avis que leur dentiste devait leur prodiguer de tels conseils. D’autres (13,8 %) n’étaient pas certains de vouloir des conseils de leur dentiste, mais ne rejetaient pas l’idée13. C’est donc la perception qu’ont les dentistes, et non autre chose, qui empêche la profession d’intégrer des SDT au cabinet.

Le facteur temps est un problème réel, mais, pour répondre à la fois aux besoins des patients et à ceux d’un cabinet achalandé, la rationalisation des SDT peut être une solution. Il importe d’intégrer ces services aux soins périodiques du patient. Tous les fumeurs devraient être conscients des problèmes bucco-dentaires causés par l’usage du tabac et recevoir des conseils judicieux pour les aider à cesser de fumer. Les ouvrages non professionnels ont jusqu’à présent fait fi des effets du tabagisme sur la santé bucco-dentaire, ce qui peut expliquer pourquoi les patients ne voient pas le lien de causalité. Le tabagisme devrait, au même titre que le manque d’hygiène ou la mauvaise alimentation, être associé à la maladie parodontale. Il devrait faire partie des facteurs régulièrement mis en cause. Une fois les fumeurs ciblés, la question est de savoir s’ils sont véritablement prêts à cesser de fumer et à prendre part à un programme de désaccoutumance adapté à leur situation. Prochaska14 classe les fumeurs en 3 groupes : les précontemplatifs (ceux qui ne veulent pas arrêter de fumer), les contemplatifs (ceux qui veulent arrêter mais qui ne sont pas prêts) et les actifs (ceux qui essaient d’arrêter). Bien que la rigueur scientifique de cette classification ait fait l’objet de vives discussions dernièrement15, elle n’en demeure pas moins une approche utile à la rationalisation des SDT. Pour les patients qui ne veulent pas arrêter de fumer, une simple invitation de la part du dentiste à recourir à ses services lorsqu’ils seront prêts prend moins de 15 secondes, n’est pas offensant et leur rappelle qu’ils peuvent compter sur une aide en tout temps. Pour les patients qui désirent arrêter de fumer, le dentiste peut leur proposer des ressources pouvant les aider à arrêter par eux-mêmes, leur conseiller de prendre part à des programmes collectifs de désaccoutumance au tabac, les renvoyer à leur médecin ou prendre une ou 2 minutes de son temps pour discuter d’un programme. Pour les patients qui pensent sérieusement à arrêter, le simple fait de fixer avec eux une date qui leur conviendra pour arrêter de fumer est souvent l’élément déclencheur qui les motivera vraiment. Pour les patients qui tentent d’arrêter, il suffit de prendre quelques minutes pour les encourager à continuer et de discuter des tentatives ratées pour en tirer des leçons. Tout ceci peut se faire dans le cadre d’une consultation en tête-à-tête, en respectant les limites de temps du rendez-vous (Tableau 1).

Parmi les obstacles à la mise sur pied de SDT dans les cabinets dentaires se trouve la recherche illusoire d’un taux de réussite. En réalité, bien peu de fumeurs renoncent au tabac suite à une seule consultation professionnelle. Ils font de nombreuses tentatives avant de réussir. Ce sont les entretiens assidus, les conseils répétés et l’aide attentive qui feront toute la différence. Le rôle du personnel dentaire est d’encourager, de conseiller et d’aider les patients à faire des tentatives. Ceci dit, l’inquiétude quant à l’incompétence du personnel ou l’incapacité des patients d’arrêter de fumer ne doit pas constituer des obstacles à la prestation de SDT. Le cabinet dentaire doit se donner comme objectif d’informer les fumeurs des effets du tabagisme sur la santé bucco-dentaire, de les conseiller à arrêter de fumer et de leur prêter assistance si nécessaire.

Le dernier obstacle important soulevé par les participants à l’étude était le manque de documents éducatifs à l’intention des patients et de ressources vers lesquelles les diriger. Comme les dentistes sont pour la plupart en exercice privé, il est possible qu’ils ne connaissent pas les ressources communautaires acces sibles aux fumeurs. Trois des organismes de bienfaisance les plus notoires dans le domaine de la santé (l’Association pulmonaire du Canada, la Fondation des maladies du coeur du Canada et la Société canadienne du cancer) fournissent des documents à l’intention des personnes qui veulent arrêter de fumer. Le cabinet dentaire peut conseiller aux fumeurs de s’adresser à ces organismes ou commander leur documentation et la mettre à la disposition des fumeurs à la réception. En offrant ce type de documentation, non seulement le cabinet démontre son appui aux patients désireux d’arrêter de fumer mais les invite aussi à consulter son personnel à ce sujet. C’est ce que feraient de nombreux patients s’ils savaient qu’ils peuvent compter sur l’aide du personnel dentaire. La Société canadienne du cancer offre également à toute la population canadienne un service d’information gratuit sur le cancer (1-888-939-3333). Des spécialistes qualifiés sont mis à la disposition des citoyens pour les informer, leur faire parvenir de la documentation et les diriger vers d’autres personnes. Le service local de santé publique est en mesure de les informer sur d’autres programmes et ressources au sein de la collectivité. Le médecin de famille joue aussi un rôle important dans les efforts de désaccoutumance de son patient et peut se révéler un précieux allié dans la prestation de SDT. Aider ses patients à cesser de fumer n’est pas une tâche que le cabinet dentaire se doit d’accomplir seul — de nombreuses ressources sont offertes dans la collectivité et un simple appel téléphonique peut le mettre en contact avec tout un réseau de ressources anti-tabac.

Les clés du succès

L’étude menée en Alberta a défini 5 éléments clés de réussite :

1. le travail d’équipe — les cabinets où tout le personnel participait à la prestation de SDT ont obtenu de meilleurs résultats;

2. un cabinet qui assume toute la responsabilité du programme obtient des résultats positifs;

3. des consultations simples, à intervalles réguliers, sont plus efficaces que des consultations sporadiques et plus intenses;

4. partager ses expériences avec ses pairs et ses collègues favorise l’intégration des services;

5. établir une relation avec les ressources communautaires permet de déterminer lesquelles répondent le mieux aux besoins des patients.

Le temps est venu pour la profession dentaire de faire de la désaccoutumance au tabac une priorité. Le lien de causalité entre le tabagisme et la maladie parodontale est bien réel et exige que les fumeurs reçoivent des soins adéquats au même titre que pour toute autre menace à leur santé bucco-dentaire. L’hésitation de la profession dentaire vis-à-vis de la prestation de SDT est en majeure partie due aux obstacles dont il a été question précédemment — et qu’il est possible de surmonter. Chaque dentiste doit faire sa part, qu’il s’agisse simplement d’offrir aux patients de la documentation ou de les aider à planifier leur prochaine tentative. S’il préfère, le cabinet peut commencer à offrir des ressources aux patients et, à mesure qu’augmente la confiance et le confort du personnel, ajouter d’autres éléments complétant le programme. Le jour viendra où tous les patients qui fument bénéficieront d’une aide professionnelle de leur cabinet dentaire. Ce changement, comme tout autre changement, demande de la préparation et c’est dès maintenant qu’il faut commencer.

Responsabilité de la profession

Outre l’engagement que doit prendre chaque dentiste, la profession elle-même peut contribuer à créer un environnement propice à la mise sur pied de SDT. L’ouvrage désormais classique de Rogers sur la diffusion de l’innovation a démontré qu’un nombre important d’adoptants est nécessaire pour qu’un cabinet nouvellement établi «prenne son envol»16 Le premier défi auquel la profession fait donc face est de cibler, de joindre et de soutenir ces adoptants. Ce sont les dirigeants d’associations profession nelles, de sociétés dentaires locales, de clubs de revues et d’autres membres éminents de la profession. Pour favoriser la mise sur pied de SDT dans les cabinets dentaires, il est essentiel que les dentistes démontrent clairement leur appui à la désaccoutumance au tabac et acceptent d’agir comme modèles, mentors et promoteurs. Il importe également de préparer la prochaine génération de dentistes. En intégrant une formation en désaccoutumance au tabac au programme dentaire de premier cycle, les futurs cliniciens posséderont tout le bagage de connaissances nécessaire pour offrir un service adéquat. Les associations provinciales peuvent appuyer la mise sur pied de SDT en faisant de la désaccoutumance au tabac une norme à respecter pour que la profession soit exercée de manière acceptable. En instaurant des programmes de formation continue et des crédits, la profession s’assure d’une main-d’oeuvre qualifiée. Il est également important de travailler en collaboration avec les associations d’hygiénistes et d’assistantes. Les connaissances qu’elles possèdent en matière d’éducation des patients et de services préventifs font partie intégrante du succès des SDT. L’étude qui a été menée en Alberta n’aurait pas obtenu d’aussi bons résultats si elle n’avait pu compter sur l’appui et la collaboration des associations d’hygiénistes et d’assistantes den taires. Leurs conseils et leur collaboration ont apporté beaucoup de crédibilité au projet et incité de nombreux cabinets à y prendre part. La prévention de maladies comme la parodontite, la leucoplasie et le cancer de la bouche n’est pas la responsabilité d’une seule profession — les soins aux patients exigent en fait tout un travail d’équipe.

L’ADC a démontré son leadership et son engagement à l’égard de la promotion de la santé bucco-dentaire en présentant la désaccoutumance au tabac comme thème principal du Mois de la santé dentaire. Au cours des années qui suivent, il incombe à chaque dentiste de manifester son appui à la promotion d’une meilleure santé bucco-dentaire en intégrant des SDT au sein de son cabinet.


Remerciements : L’étude dentaire menée en Alberta a été financée par l’Institut national du cancer du Canada grâce au fonds recueillis par les bénévoles de la Société canadienne du cancer. Nous sommes particulièrement reconnaissants envers le Dr Gordon Thompson de l’Association dentaire de l’Alberta pour son enthousiasme et son soutien, ainsi qu’envers l’Association des hygiénistes dentaires de l’Alberta et l’Association des assistantes dentaires de l’Alberta pour leur étroite collaboration. Sans l’appui de ces organismes, cette étude n’aurait pas vu le jour.

Le Dr Campbell est professeure agrégée au Centre de recherche en comportement et d’évaluation des programmes, Université de Waterloo.

Mme Simpson est consultante principale auprès d’Arden Research.

Le Dr Petty est directeur du Département de la dentisterie et de la médecine buccale, Bureau régional de la santé de Calgary.

Le Dr Jennett est professeure à la Faculté de médecine, Université de Calgary.

Écrire au : Dr H. Sharon Campbell, Centre de recherche sur le comportement et d’évaluation des programmes, Institut Lyle S. Hallman, Université de Waterloo, 200, av. University O., Waterloo, ON N2L 3G1. Courriel : sharoncm@healthy.uwaterloo.ca.

Les auteurs n’ont aucune intérêt financier déclaré.

Les vues exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les opinions et les politiques officielles de l’Association dentaire canadienne.


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