La science et l’éthique de la fluoruration de l’eau

Howard Cohen, BA, MA, PhD •
David Locker, BDS, PhD •

© J Can Dent Assoc 2001; 67(10):578-80


Un rapport concernant l’éthique de la fluoruration de l’eau a été publié dans un numéro récent du Journal de l’Association dentaire canadienne1. Les arguments pré sentés dans cet article ne constituent pas ce que nous pourrions appeler une prise en compte complète et systématique de toutes les questions scientifiques et morales qui sont en jeu. Nous affirmons que la question de la fluoruration de l’eau, du fait de la nature-même de l’ingestion qu’elle engendre, crée un certain nombre de dilemmes moraux dont la solution n’est pas évidente. Dans le présent article, nous tentons d’élucider les problèmes particuliers posés par cette initiative des pouvoirs publics en matière de santé, du point de vue des principes de la bioéthique.

Le rôle de la bioéthique

La question de l’influence de la fluoruration de l’eau sur la réduction des caries dentaires chez les enfants a fait l’objet de débats d’une importance considérable2,3. Ces débats sont plus d’ordre scientifique que moral et tournent autour de la validation de l’hypothèse concernant les avantages de l’ajout de fluorures dans les systèmes publics de distribution d’eau. Toutefois, même s’il était reconnu par tous que la fluoruration de l’eau présente un avantage et que la preuve scientifique en soit irréfutablement établie, il subsisterait toujours une dimension morale concernant cette question. Cette question morale concernant la fluoruration de l’eau est soulevée dans la politique liée aux soins de santé et aux pratiques en matière de santé publique. Les attitudes vis-à-vis des initiatives concernant la santé publique sont forcément modelées par certaines valeurs. La bioéthique est l’étude des problèmes moraux, so ciaux et politiques soulevés par l’étude de la biologie et des sciences de la vie qui touchent au bien-être humain4. Les valeurs fondamentales d’autonomie, de bienfaisance et de sincérité sont particulièrement essentielles en bioéthique.

Bienfaisance et autonomie

La bienfaisance se définit par la pratique de bienfaits et dénote l’obligation de bénéficier aux autres et de chercher à assurer leur bien-être. La façon dont ce principe est mis en pratique dépend de la notion de bienfait qui est appliquée. Les décideurs et les professionnels de la santé, en recommandant l’ajout de fluorures à l’eau potable, prennent des décisions d’ordre moral concernant le bien-être des individus et mettent en application par ce biais leur propre notion de bienfait. Si les actes de bienfaisance doivent bénéficier à leurs destinataires, la base de la notion de bienfait doit résider dans les valeurs ou les préférences d’individus autonomes et ayant un pouvoir d’auto détermination. En pratique, les actes de bienfaisance tels que la fluoruration de l’eau tendent toutefois à entrer en conflit avec la notion d’autonomie. Comme un refus efficace d’être impliqué est impossible pour les individus, la fluoruration systématique les prive de la liberté de choisir.

Les défenseurs de la fluoruration de l’eau affirment que les avantages apportés à la société, par la réduction du nombre de caries dentaires, compensent toute atteinte à l’autonomie individuelle. Les défenseurs de l’autonomie rétorquent que les fluorures peuvent être apportés par de nombreux autres moyens et que les avantages de leur apport peuvent donc être obtenus sans violer le principe d’autonomie. Toutefois, cela suppose que toute personne membre de la société puisse accéder à ces sources de substitution. Les personnes les plus vulnérables de la société ne pourraient par conséquent certainement pas bénéficier des avantages des fluorures1.

Pour cette raison et en considérant les avantages apportés aux groupes les plus défavorisés de la société, les défenseurs de la fluoruration prétendent que l’eau devrait être fluorurée par principe, pour que chacun puisse en bénéficier, quel que soit son statut socioéconomique. La raison invoquée ici est que la fluoruration de l’eau défend l’égalité sociale. Cette solution ne résout cependant pas le conflit entre la bienfaisance et l’autonomie. En fait, il ne semble pas que ce conflit de valeurs puisse être évité et il existerait même si la fluoruration de l’eau ne présentait que des avantages, sans aucun risque. Toutefois, cette pratique génère des risques, en augmentant la fréquence et la sévérité des cas de fluorose dentaire. De plus, comme l’indiquent Coggon et Cooper5, les personnes les plus susceptibles de bénéficier de la fluoruration de l’eau ne sont pas nécessairement celles qui sont exposées le plus aux risques. Cela complique considérablement toute tentative visant à tenir compte à la fois de la bienfaisance et de l’autonomie.

Les défenseurs de la fluoruration de l’eau, dans leur souci de trouver un équilibre entre des valeurs concurrentes, tentent de concilier l’inconciliable : Les exigences de l’autonomie morale ne peuvent être rendues compatibles avec ce qui pourrait être vu comme un traitement imposé à la population. Cette situation soulève la question de savoir quelles valeurs doivent prévaloir chez les décideurs dans le conflit entre bienfaisance et autonomie, s’agissant de la fluoruration de l’eau : Celles des professionnels de la santé ou celles de l’opinion publique?

Sincérité

Une évaluation des questions éthiques concernant la fluoruration de l’eau doit également prendre en compte les pro blèmes moraux entourant les recherches scientifiques qui permettent aux professionnels de la santé de justifier les conseils ou les convictions qu’ils prodiguent sur la manière dont la population doit agir. Cet aspect des choses touche au principe de sincérité qui veut que les professionnels de la santé soient obligés de dire la vérité à leurs patients6, car personne n’a le droit d’influencer la manière d’agir des autres sans auparavant s’être mis en accord avec leurs convictions.

Le point de vue conventionnel est que les décideurs se trouvent en présence d’un dilemme moral évident lorsqu’ils évaluent les avantages et les inconvénients liés à la fluoruration de l’eau. Par le passé, cela a pu être le cas. Les essais publics originaux de fluoruration de l’eau ont eu des effets tangibles7,8. Toutefois, depuis 25 ans, une réduction générale marquée des taux de caries dentaires chez les enfants a été constatée, ce qui remet en cause l’hypothèse que cette réduction est liée aux avantages de la fluoruration de l’eau. Bien que les études actuelles indiquent que la fluoruration de l’eau continue d’être bénéfique, des publications récentes ont montré que la qualité des preuves apportées par ces études était sujette à caution9-11. De plus, des études méthodologiquement plus solides indiquent que les différences entre le taux de caries dentaires chez les enfants recevant des quantités optimales de fluorures et celui des enfants ne recevant pas de supplémentation en fluorures sont faibles en valeur absolue12,13. Des études canadiennes comparant des communautés recevant ou ne recevant pas de fluorure n’apportent pas de preuve irréfutable des bienfaits de la fluoruration de l’eau sur les enfants14-17. En outre, le manque d’études sur les avantages chez l’adulte de la fluoruration de l’eau est à déplorer9, et il n’existe pas de preuve véritable étayant le fait que cette pratique a réduit les inégalités sociales en matière de santé dentaire10.

Le respect du principe de sincérité nécessite une estimation appropriée des avantages et des risques. Actuellement, les avantages de la fluoruration de l’eau sont surévalués, par l’uti lisation d’estimateurs trompeurs de ses effets, tels que les pourcentages de réduction. Les risques sont sous-évalués car la fluorose dentaire est considérée seulement comme un problème «esthétique». Pourtant, une étude de l’impact psychosocial de la fluorose a montré que «les jeunes âgés de 10 à 17 ans sont capables d’en détecter des cas bénins ou très bénins et de ressentir des sentiments de satisfaction différents selon la couleur et l’aspect de leurs dents18». Les chercheurs ont également conclu que «la découverte la plus dramatique est que l’impact du degré [de fluorose] sur le comportement psychique est équivalent à celui de l’encombrement et de la surocclusion, tous 2 considérés comme des causes-clés d’ano malies occlusales étant à l’origine des demandes de soins orthodontiques». En l’absence d’une prise en considération complète de tous les avantages et risques de la fluoruration de l’eau, les pouvoirs publics ne peuvent pas prendre une décision mûrement réfléchie, si ce n’est en suivant leur propre échelle de quantification de ces avantages et risques.

En l’absence de preuves complètes et irréfutables sur les avantages et les risques de la fluoruration de l’eau, la question morale de la défense de cette pratique est au mieux laissée en suspens ou au pire délibérément bafouée.

Conclusion

Ces problèmes scientifiques et moraux doivent être abordés et résolus, si la politique et la pratique en matière de fluoruration de l’eau veulent être considérées comme solides du point de vue éthique. Il n’apparaît pourtant pas encore clairement que ce travail peut être accompli de façon satisfaisante. Le point de vue conventionnel voulant que les dilemmes éthiques engendrés par la fluoruration de l’eau puissent être résolus en parvenant à un équilibre entre les avantages et les inconvénients de cette pratique, présume du fait qu’un tel équilibre puisse être atteint. Les arguments précédents indiquent que ce point de vue doit être remplacé par une acceptation morale du fait que le conflit de valeurs engendré par la question de la fluoruration de l’eau est peut-être insoluble. Ils soulèvent également la question de savoir quelles valeurs doivent avoir la priorité dans la prise de décision concernant ce sujet.

D’un point de vue éthique, il ne peut être remis en cause que les avantages constatés par le passé justifient d’eux-mêmes la poursuite de la fluoruration. Cette prise de position suppose une considération de l’environnement dans lequel les décisions politiques sont prises. Les questions liées à la politique de santé publique sont relatives et non absolues, et à des stades variables du progrès humain correspondent et se doivent de corres pondre aux besoins et aux moyens différents de satisfaire ces besoins. Les normes sur les concentrations optimales en fluorures dans le système de distribution d’eau ont été établies sur la base de données épidémiologiques datant de plus de 50 ans. De nouvelles lignes directrices concernant la fluoruration de l’eau, basées sur des résultats scientifiques solides et récents ainsi que sur des principes éthiques sans reproche, sont nécessaires. Dans un tel contexte, nous voudrions rappeler que des principes éthiques sans reproche supposent des résultats scientifiques solides. 


Le Dr Cohen est titulaire d’un doctorat de l’Université de Toronto en philosophie politique et morale. Il suit actuellement le programme de premier cycle de médecine dentaire de l’Université de Toronto.

Le Dr Locker est professeur et directeur du groupe de recherche des services de santé dentaire communautaires de la Faculté de chirurgie dentaire à l’Université de Toronto.

Les vues exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les opinions ou politiques officielles de l’Association dentaire canadienne.


Références

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