Wael Sabbah, BDS, M.Sc.
Sommaire
À la différence des soins médicaux, les soins dentaires ne font pas partie du système universel dassurance maladie du Canada. À partir des données de lEnquête nationale sur la santé de la population de 1994, nous évaluerons la proportion de la population (12 ans et plus) ayant consulté des dentistes et des médecins en 1993-1994 et nous comparerons les facteurs ayant influencé lutilisation de services médicaux et dentaires. Toutes catégories confondues, 52,4 % des Canadiens ont consulté un dentiste à une ou plusieurs reprises et 78,4 %, un médecin. Selon lanalyse de régression logistique, ce sont les personnes malades (qui prennent des médicaments ou qui ont besoin daide pour leurs activités quotidiennes) et les femmes enceintes qui sont les plus enclines à consulter un médecin de famille, tandis que ce sont le plus souvent les personnes jeunes, en bonne santé, aisées et très instruites qui consultent un dentiste. Nous avons besoin de meilleures informations sur létat de santé des utilisateurs de ces services pour élaborer de futures politiques de santé dentaire.
Mots clés MeSH : comparative study; dental health services/utilization; health services/utilization
© J Can Dent Assoc 2000; 66:90-5 Cet article a fait lobjet dune révision par des pairs.
L
e système canadien dassurance maladie financé et administré par lÉtat ne sapplique pas aux soins dentaires, même si cette recommandation a été soumise régulièrement la première fois en 1935, avec la proposition de la Loi sur le placement et les assurances sociales1, puis à loccasion des révisions subséquentes, y compris celles proposées en 1964 par la Commission royale denquête sur les services de santé2. Ainsi, contrairement au système universel complet de soins médicaux et hospitaliers, le système canadien de soins dentaires comprend ce qui suit : des services publics, mais restreints, offerts aux personnes bénéficiant du soutien du revenu; des programmes publics dentaires universels pour les enfants dans quatre provinces; des soins pour les aînés dans une seule province et dans les territoires; des assurances privées pour les personnes ayant un emploi et leurs dépendants; et, pour la majorité des autres Canadiens, des services quils doivent payer de leur poche3.À en juger par une abondante documentation, les facteurs qui augmentent lutilisation des services dentaires sont le haut degré dinstruction4-8, limportance des revenus4-9, le jeune âge4,6, une dentition naturelle4,6,9,10, un emploi4,8, un milieu social élevé11, la localisation du domicile et la durée de résidence4-9, le sexe (féminin)4,6, une couverture dentaire6,12, une attitude de prévention4, un comportement positif vis-à-vis de la santé4,11, un plus grand nombre de dentistes4,6,13 et le milieu culturel, ethnique et racial4,8,14,15. Les facteurs qui accroissent la fréquence des visites chez le médecin sont un mauvais état général de santé16 ainsi que la vieillesse, lincapacité, les maladies chroniques et la condition socioéconomique17.
Malgré labsence de régime universel dassurance dentaire, le pourcentage annuel des Canadiens qui vont chez le dentiste est passé de 15 % en 195018 à 51 % en 19794. À titre de comparaison, précisons que 76 % des Canadiens ont vu un médecin en 197919. Nous navons pas de statistiques plus récentes sur le pourcentage de Canadiens rendant visite à un dentiste, mais nous savons cependant que les démunis, les immigrants fraîchement débarqués et les aînés ont une morbidité plus élevée et des besoins de traitements plus importants, quil sagisse de leur santé en général16,17 ou de leur santé bucco-dentaire20-22.
Nous chercherons à établir le taux actuel dutilisation de services dentaires au Canada et à cerner les facteurs déterminants justifiant une visite chez le dentiste, puis nous comparerons ces facteurs avec ceux qui entraînent des visites chez des médecins de premier recours.
Méthodes
Source des données
Les données utilisées pour cette étude proviennent de lEnquête nationale sur la santé de la population de 1994-1995 (ENSP94)23 menée par Statistique Canada dans le but de recueillir des informations sur les risques sanitaires, létat de santé, lutilisation des soins de santé et les problèmes de santé et leurs conséquences. Des entrevues privées ont été menées avec tous les sujets, sauf certains de la Colombie-Britannique. LENSP94 porte sur un échantillonnage de 26 429 Canadiens de toutes les provinces ayant un domicile fixe, à lexclusion de la population des réserves, des bases des Forces armées canadiennes, du Yukon, des Territoires du Nord-Ouest et de certaines régions éloignées du Québec et de lOntario. Les enfants de moins de 12 ans nont pas été interrogés.Une des questions de lENSP94 a trait au nombre de visites faites à un médecin et à un dentiste ou orthodontiste au cours de lannée précédente. Toutefois, cette enquête ne visant pas à recueillir des données précisément associées à la dentisterie, aucune question ne concerne létat de santé buccal de la population ou lutilisation de services dispensés par dautres fournisseurs de soins dentaires (prothésistes, dentothérapeutes, etc.), et aucune information nest donnée sur les régimes dassurance dentaire ou sur la fluoruration de leau.
Afin denrichir notre base de données, nous avons obtenu de la part de lAssociation dentaire canadienne le taux dentistes-population de chaque province et nous avons ajouté ce champ à chaque entrée.
Les variables dépendantes
La distribution du nombre de visites chez le dentiste était telle que nous avons dû recoder cette variable ainsi que celle des visites médicales en une variable dichotomique afin dindiquer lutilisation (une ou plusieurs visites dans lannée précédente) ou la non- utilisation de services de santé.
Les variables indépendantes
Les facteurs susceptibles dévaluer lutilisation de services médicaux ou dentaires sinspirent dun recensement de la littérature; ils ont été établis à partir de lensemble des données et classés, selon le modèle dAndersen24,25, en facteurs prédisposants, favorables et de nécessité.
Les facteurs prédisposants sont les facteurs démographiques et socioéconomiques (lâge, le sexe, le statut marital, la date dimmigration, la langue parlée, le fait dêtre ou non propriétaire de sa maison, le degré dinstruction, la fréquentation dune école, etc.) et les attitudes liées à la santé (usage du tabac, mesures préventives, peur du dentiste, etc.).
Les facteurs favorables sont la capacité de payer telle quindiquée par loccupation, ou non, dun emploi, les heures de travail (temps plein ou partiel), les revenus du ménage, ladéquation des revenus et les ressources communautaires (taux dentistes-population). La différence entre les deux systèmes de prestations de soins (médicaux et dentaires) peut parfois être considérée comme un important facteur favorable, mais elle na pas été analysée de façon statistique.
Les facteurs de nécessité sont limités pour lensemble des données au besoin daide dans les activités quotidiennes en raison de problèmes de santé, du nombre de médicaments pris, de létat général de santé tel que précisé par les personnes interrogées et de la grossesse.
Analyse des données
En premier lieu, nous avons obtenu le pourcentage par province et par groupe dâge (adolescents, 12-19 ans; adultes, 20-64 ans; aînés, 65 et plus) des utilisateurs de services. Nous avons ensuite étudié la relation entre les visites et les variables indépendantes en utilisant des rapports de cotes ainsi que leurs intervalles de confiance (95 %). Après quoi, nous avons mené une analyse de régression logistique reprenant les facteurs qui paraissaient suffisamment importants pour déterminer les variables qui, prises séparément, influençaient le recours à des dentistes ou à des médecins de famille. Certaines variables associées à une faible utilisation des services (par exemple, chômage) ne pouvant sappliquer aux adolescents ou aux aînés, nous avons donc effectué trois analyses de régression logistique, lune pour les adolescents, la deuxième pour les adultes et la troisième pour les aînés.
Les rapports de cotes (RC) fournissent des indications facilement interprétables sur la solidité dune relation. Ils sont acceptés comme nétant pas le fruit du hasard si leur intervalle de confiance 95 % (IC 95 %) ne comprend pas lunité (1,0), car les facteurs non associés auraient des rapports de cotes de 1,0. La régression logistique donne les RC et leur IC de chaque facteur important, indépendamment de tous les autres.
Les résultats
Le code-réponse des ménages, évalué à 88,7 % à léchelle du Canada, varie selon les provinces de 85,2 % (Ontario) à 93,2 % (Alberta).
Pour lensemble du Canada, 52,4 % des 17 626 répondants ont indiqué avoir consulté au moins une fois un dentiste ou un orthodontiste au cours de lannée précédente (1993). Le nombre moyen de visites chez le dentiste appliqué à léchantillonnage complet était de 1,1 (erreur-type de la moyenne [ETM] = 0,01). Le nombre moyen des visites des utilisateurs était de 2,1 (ETM = 0,02) et le nombre le plus élevé de visites était de 12. Pendant cette même période, 78,4 % des sujets ont indiqué avoir vu leur médecin de famille une fois ou plus lannée précédente. Le nombre moyen de visites chez le médecin appliqué à lensemble de léchantillonnage était de 3,74 (ETM = 0,04), le nombre moyen des visites des utilisateurs était de 4,76 (ETM = 0,05) et le nombre le plus élevé de visites était de 31.
Dans toutes les provinces, les plus grands utilisateurs de services sont les adolescents et ceux qui consultent le moins sont les aînés (Tableau 1). Les adolescents qui consultent le plus sont ceux de lÎle-du-Prince-Édouard (79 %), tandis que les plus forts taux dutilisation des adultes et des aînés sont observés en Ontario (respectivement 63,5 % et 43,5 %). Les taux les plus faibles ont été enregistrés pour les trois groupes dâge à Terre-Neuve.
Les variables indépendantes propres aux personnes qui vont voir un dentiste sont leur jeune âge, leur haut degré dinstruction et leurs revenus familiaux élevés, ainsi que le fait dhabiter une province ayant un faible taux population-dentiste, de ne pas fumer, davoir un emploi et un bon état général de santé (Tableau 2). Lâge est le facteur qui, indépendamment de tous les autres, influence le plus la visite chez le dentiste. Selon les RC, les adolescents ont presque trois fois plus de chances (RC = 2,8 ; IC 95 % = 2,7-2,9) que le reste de la population de consulter un dentiste. Le facteur qui, pris isolément des autres, a limpact le plus négligeable sur les visites chez le dentiste est le bon état général de santé. En effet, les personnes en bonne santé ont seulement 1,2 fois plus de chances de voir un dentiste que celles en mauvaise santé.
Les variables importantes associées à lutilisation de services dentaires ont également été décomposées par groupe dâge (Tableau 3). Chez les adultes, huit variables ont un effet isolé sur le recours aux soins dentaires, linstruction venant au premier rang et labsence de médicaments, au dernier. Dans le cas des adolescents, le facteur le plus important est labsence de besoin daide dans les activités quotidiennes; le plus négligeable est le rapport dentistes-population. En ce qui concerne les aînés, six facteurs ont un impact, le premier étant linstruction. Aucun de ces facteurs nexerce une forte influence pris séparément (RC > 5,0), mais la précision des modèles logistiques, qui varie de 65 à 70 %, atteste leur influence déterminante sur une éventuelle consultation.
Les variables qui, prises isolément, laissent envisager une visite chez le médecin de famille sont la grossesse, la prise de médicaments, les mesures de prévention des blessures, un mauvais état général de santé, le besoin daide pour les activités quotidiennes, le fait dêtre une femme et de ne pas fumer (Tableau 4).
Lillustration 1 montre linfluence de létat général de santé sur lutilisation de services dentaires ou médicaux. Plus leur état général de santé se dégrade, plus les gens vont chez le médecin et moins ils vont chez le dentiste.
Discussion
Il est possible que, depuis 1978-1979, le pourcentage de sujets ayant indiqué avoir consulté au moins une fois un dentiste ait légèrement augmenté lannée précédant lenquête (de 51,0 % à 52,4 %). Toutefois, les données dune étude plus ancienne19, qui sétend aux 11 ans et moins, indiquent que ce groupe dâge va plus fréquemment voir un dentiste que les personnes plus âgées. Selon nos calculs, ladjonction de ces groupes dâge aurait donné un taux national de 51,6 % en 1978-1979, ce qui signifie que la proportion de Canadiens ayant consulté un dentiste une ou plusieurs fois par an dans lintervalle de 15 ans aurait peu changé, à supposer même quelle ait changé. Conformément aux précédentes enquêtes, le taux dutilisation varie toujours considérablement en fonction des provinces, les habitants de Terre-Neuve et du Labrador étant ceux qui consultent le moins leur dentiste.
Notre étude ne peut cerner complètement les facteurs déterminants de lutilisation de services dentaires au Canada en 1993-1994 dans la mesure où aucune question ne concerne les régimes dassurance dentaire, létat des dents, les raisons de la dernière visite ou encore la fluoruration de leau. Même en tenant compte de ces limites, les facteurs que nous avons identifiés concordent néanmoins avec la littérature, qui associe des facteurs tels que lâge, linstruction, les revenus, les comportements liés à la santé, lemploi et le taux dentistes-population à une éventuelle utilisation des services. Notre étude sous-estime cependant linfluence de ce dernier paramètre car nous navons pu indiquer quun taux moyen par province.
Nous avons également cherché à voir quels facteurs déterminants influençaient le taux dutilisation selon les différentes étapes de la vie, et si la force des facteurs communs variait en fonction des groupes dâge. Ainsi, la variable qui influence le plus les visites des adultes et des aînés est le degré dinstruction, mais celle-ci ne peut cependant avoir un impact significatif sur les visites des adolescents, la plupart dentre eux fréquentant encore lécole. Le revenu familial est aussi un facteur déterminant pour tous les groupes dâge; toutefois, ainsi que latteste le RC élevé, le pourcentage des visites dadolescents dépend davantage du revenu que les visites des adultes et des aînés. Quant au critère de lemploi, il nest important que pour les adultes.
Labsence de tabac est une variable importante des visites des adultes et des aînés. Il est possible que les non-fumeurs soient davantage portés à prévenir lapparition de maladies, par exemple en consultant leur dentiste. Le tabac représente malheureusement un facteur de risque élevé de maladies parodontales ou dautres maladies des tissus mous de la bouche26, et il se peut que les fumeurs ne veillent pas suffisamment à respecter leurs besoins de diagnostic précoce et de traitement rapide.
Beaucoup dautres études ne tiennent pas précisément compte de létat général de santé comme facteur déterminant de lutilisation de services dentaires. Selon notre analyse, le bon ou lexcellent état de santé de tous les répondants augmente légèrement la probabilité de leurs visites chez le dentiste (RC = 1,2 ; IC 95 % = 1,1-1,3). Dans le cas des adolescents, labsence de besoin daide sest révélée la variable la plus importante dutilisation de services dentaires (RC = 3,5 ; IC 95 % = 2,4-4,6). En conséquence, il se peut que les personnes ayant un mauvais état général de santé (notamment les adolescents handicapés) ne soient pas bien servies. La tendance à vouloir conserver des dents naturelles et la possibilité de maladies parodontales incidentes et de caries radiculaires ou de lémail chez les adultes plus âgés nous amènent à nous interroger sur les faibles taux dutilisation des personnes âgées : la fréquence de leurs visites ne suffit peut-être pas à préserver leur santé dentaire et risque donc de nuire à leur état général de santé27,28.
Les résultats de notre analyse étayent le modèle dAndersen24,25, mais jusquà un certain point seulement. Selon nous, les facteurs prédisposants et favorables jouent effectivement un rôle non négligeable dans lutilisation des services dentaires indiquée par les sujets. Toutefois, les facteurs de nécessité dont nous disposons grâce à notre base de données ne prévoient pas lutilisation de services dentaires. Dautres études indiquent par exemple que le fait davoir une ou plusieurs dents naturelles est un facteur très déterminant de recours à des soins dentaires chez les aînés4,5,9,10.
Parmi les variables qui, prises isolément, déterminent une visite éventuelle chez le médecin ou le dentiste, trois facteurs reviennent régulièrement même sils ne pointent pas dans la même direction. Ainsi, le fait de ne pas fumer indique une plus forte probabilité de visite à la fois chez le dentiste et le médecin; un mauvais état général de santé entraîne une visite chez le médecin mais réduit les chances de visite chez le dentiste; et le besoin daide dans la vie quotidienne se traduit de la même façon par une baisse de la fréquence des visites des adolescents et des aînés chez le dentiste et par une hausse de la probabilité de leurs visites chez le médecin.
Les variables qui ont été identifiées comme des facteurs déterminants de visite chez le dentiste (âge, instruction, emploi et revenu) nentrent pas en ligne de compte dans le cas de visite chez le médecin. Le système canadien dassurance maladie ayant réduit les barrières de lâge, de lemploi et de faible statut socioéconomique, les visites chez le médecin sont maintenant davantage la conséquence de facteurs de nécessité prise de médicaments (être plus malade), mauvais état général de santé, besoin daide dans la vie courante, grossesse, etc. Il convient néanmoins de nuancer les conclusions découlant dune telle comparaison, car les données de lENSP94 ne comprennent aucun indicateur direct de létat ou des besoins de santé bucco-dentaire. Toutefois, selon les résultats de notre analyse et la comparaison entre les facteurs déterminants de visite chez le dentiste et le médecin de famille, il y aurait des différences considérables entre les facteurs influençant laccès aux soins. Si les personnes les plus malades et les plus dépendantes sont les plus susceptibles de consulter le médecin de famille, les personnes jeunes, en bonne santé, très instruites et disposant de hauts revenus sont les plus enclines à aller chez le dentiste.
Il conviendrait dajouter aux futures études consacrées à lutilisation des services dentaires des questions sur les régimes dassurance et les besoins dentaires perçus. Nous avons besoin détudes épidémiologiques adéquates concernant létat de santé buccal associé à lutilisation des services pour pouvoir élaborer des politiques finales.a
Le Dr Sabbah a récemment terminé sa maîtrise ès sciences, Département des études supérieures, Division de la dentisterie communautaire, Faculté de médecine dentaire, Université de Toronto. Cet article est inspiré du mémoire quil a dû produire pour son diplôme en hygiène dentaire publique.
Le Dr Leake est professeur et directeur de la Division de la dentisterie communautaire, Département des sciences biologiques et diagnostiques, Faculté de médecine dentaire, Université de Toronto.
Écrire au : Dr James L. Leake, Dentisterie communautaire, Département des sciences biologiques et diagnostiques, Faculté de médecine dentaire, 124, rue Edward, Toronto, ON, Canada M5G 1G6. Courriel : james.leake@utoronto.ca.
Les auteurs nont aucun intérêt financier déclaré.
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