Les films biologiques d’origine hydrique et la dentisterie : la nature changeante du contrôle des infections

Jean Barbeau, PhD •

Sommaire

Depuis quelques années, la formation de films biologiques dans les pièces d’équipement et les conduites d’eau des unités dentaires suscite de plus en plus d’intérêt et d’inquiétude. Les conduites d’eau des unités dentaires constituent un milieu de croissance idéal pour les microorganismes provenant de l’aqueduc municipal. Le présent article décrit les conditions qui favorisent le développement de films biologiques dans les conduites et traite des risques que pose une telle croissance microbienne, à la fois pour les professionnels dentaires et leurs patients. On souligne que très peu de cas d’infection sont directement attribuables à la contamination des conduites d’eau des unités dentaires. Enfin, on présente et discute des solutions permettant de minimiser les risques.

© J Can Dent Assoc 2000; 66:539-41


Les pièces à main (particulièrement les forets à grande vitesse), les seringues à air/eau et les détartreurs à ultrasons sont branchés aux unités dentaires par un réseau de fines tubulures en plastique par lesquelles l’eau et l’air circulent pour actionner ou refroidir les instruments. L’hydrodynamique révèle que la colonne d’eau qui se trouve dans l’étroite lumière d’une tubulure se déplace au centre de celle-ci en laissant une mince couche de liquide virtuellement immobile sur la paroi. Conjugué à la stagnation répétée de l’eau (le soir, les fins de semaine et les vacances) à des températures tièdes, ce phénomène physique crée les conditions propices à la formation d’une microflore aquatique adhérente et tenace. Dans certaines des unités dentaires qui sont en service depuis plusieurs années, on peut voir à l’oeil nu un film biologique qui obstrue les tubulures fines et donne à l’eau une odeur nauséabonde.

La plupart des unités dentaires sont raccordées directement au réseau d’aqueduc municipal et, même si elle est traitée au chlore, cette eau héberge une microflore variée composée de bactéries, de levures, de champignons, de virus, de protozoaires, d’algues unicellulaires et de nématodes. Les microorganismes flottants (planctoniques) sont vulnérables aux stress environnementaux, à l’activité biocide et aux prédateurs microscopiques. Cependant, une fois à l’intérieur des unités dentaires, ces microorganismes peuvent s’installer sur la face interne des tubulures et déclencher une série d’événements menant à la colonisation, à la formation de colonies microscopiques et éventuellement à l’apparition d’un film biologique.

On considère que l’eau est potable lorsqu’elle contient moins de 1 coliforme fécal/100 ml et moins de 500 unités formant des colonies (UFC)/ml. Comme une charge bactérienne importante nuit à la détection des bactéries coliformes, certains soutiennent qu’une numération bactérienne totale supérieure à 500 UFC/ml peut masquer la présence de certains agents pathogènes dans un échantillon. L’eau qui circule dans les pièces à main dentaires ne respecte habituellement pas les normes de l’eau potable, car sa numération microbienne est de loin supérieure et peut parfois atteindre les 200 000 UFC/ml. Un ratio élevé de la surface par rapport au volume des fines conduites (6:1), qui offre au microorganisme amplement de place pour s’installer et un volume de liquide relativement petit à remplir, peut expliquer la présence de ces fortes concentrations.

Sélection et amplification des agents pathogènes par les films biologiques d’origine hydrique

La plupart des bactéries décelées dans l’eau du robinet ne sont considérées ni comme des pathogènes pour l’être humain, ni comme des pathogènes opportunistes. Les pathogènes opportunistes peuvent représenter plus de 30 % de la population bactérienne totale des réseaux d’aqueduc, mais les pathogènes opportunistes pour l’être humain que l’on retrouve dans les conduites d’eau (dont Pseudomonas aeruginosa, Legionella pneumophila, les mycobactéries non tuberculeuses et les amibes du genre Acanthamoeba) ne se retrouvent qu’en très faibles concentrations.

Il semble que la présence de films biologiques dans les conduites d’eau soit reliée à des valeurs de base plus élevées des pathogènes opportunistes mentionnés ci-dessus à la sortie de la conduite d’eau. On peut isoler P. aeruginosa dans 15 à 24 % des échantillons d’eau tirés des unités dentaires; les concentrations de ce microorganisme peuvent atteindre 2 x 105 UFC/ml et il peut représenter de 75 à 100 % de la flore cultivée dans ces unités. Les microorganismes du genre Legionella se retrouvent régulièrement dans les conduites des unités dentaires où ils peuvent atteindre des concentrations de 102 à 104 UFC/ml. La forte prévalence de ces microorganismes pourrait être attribuable à la présence dans les conduites d’amibes libres qui sont des hôtes importants pour L. pneumophila et d’autres bactéries pathogènes dont P. aeruginosa. Les mycobactéries non tuberculeuses (dont Mycobacterium gordonae et Mycobacterium chelonae) atteignent dans l’eau des unités dentaires des concentrations 400 fois supérieures à celles observées dans l’eau du robinet. Les films biologiques peuvent donc être des milieux importants pour la croissance des mycobactéries aquatiques.

Lorsqu’un agent pathogène comme P. aeruginosa atteint la paroi de la tubulure, le processus de colonisation commence; la bactérie prolifère dans le film biologique. La colonisation est virtuellement impossible dans la phase liquide. La formation de colonies microscopiques a pour effet d’augmenter les concentrations de P. aeruginosa dans l’eau où baigne le film biologique. Cependant, ce sont les bactéries qui s’échappent du film biologique et qui quittent la conduite d’eau qui posent les risques d’infection.

Les risques d’infection que posent les conduites d’eau des unités dentaires

Les conduites d’eau des unités dentaires hébergent bon nombre de microorganismes dont certains pathogènes opportunistes connus. On retrouve toutefois peu de rapports documentés de maladies reliées à l’eau des unités dentaires dans la littérature. La majeure partie des publications en ce domaine s’appuie sur un rapport publié en 1987 dans le British Dental Journal. Ce rapport faisait état de deux études de cas où des patients immunodéprimés avaient été infectés par P. aeruginosa venant des conduites d’eau d’unités dentaires. En 1994, une légionellose pneumonique causant le décès d’un dentiste a été attribuée à l’inhalation du pathogène pendant l’utilisation des pièces à main. On n’a jamais pu prouver avec certitude que l’eau de l’unité dentaire était la coupable, mais on le soupçonnait fortement. On a signalé des cas isolés d’infections oculaires, d’abcès cérébraux et de troubles gastro-intestinaux, mais les preuves irréfutables sont rares. La rareté des preuves ne signifie toutefois pas l’absence de preuves.

Il y a au moins quatre façons par lesquelles les microorganismes d’origine hydrique peuvent provoquer une infection chez le patient subissant une intervention dentaire : la diffusion hématogène pendant l’intervention chirurgicale, le contact (buccal ou conjonctival) avec la muqueuse locale, l’ingestion et l’inhalation. La diffusion hématogène est considérée comme théorique mais possible. Le traitement dentaire peut provoquer une bactériémie transitoire causée par les streptocoques buccaux. Il est toutefois plus probable que les tissus buccaux soient en cause, peut-être par le biais d’une infection localisée après une extraction dentaire ou une intervention parodontale. Des cas d’infections oculaires au genre Acanthamoeba après une éclaboussure accidentelle ont été signalés. Les troubles gastro-intestinaux causés par des microorganismes d’origine hydrique demeurent possibles, mais seraient difficilement attribuables à l’usage d’une unité dentaire.

Le personnel dentaire est continuellement exposé aux micro organismes d’origine hydrique. Par exemple, on a constaté que le taux d’anticorps contre L. pneumophila était beaucoup plus élevé chez le personnel dentaire que chez les groupes de contrôle (34 % et 5 % respectivement), et que la flore nasale des dentistes pouvait contenir une plus forte proportion de bactéries du genre Pseudomonas d’origine hydrique. Même si aucune étude ne semble avoir été menée sur la présence de bactéries d’origine hydrique dans l’air ambiant des cliniques dentaires, certaines observations laissent croire que celles-ci peuvent être présentes et viables, mais non cultivables. Il y a donc un risque théorique d’infection reliée aux microbes que l’on retrouve dans les conduites d’eau des unités dentaires.

La prévention des risques négligeables

Il est difficile d’évaluer les risques pour un patient de contracter une infection attribuable à l’eau utilisée pendant un traitement dentaire. Les doses infectieuses nécessaires pour infecter 50 % des individus exposés à un pathogène que l’on retrouve dans les unités dentaires peuvent représenter jusqu’à 1 x 1010 cellules. Il est donc peu probable que le nombre de cellules requis pour obtenir une dose infectieuse soit atteint, et le risque d’infection est donc extrêmement faible.

Une meilleure éducation et des documentaires diffusés par les médias publics font en sorte que la population est maintenant plus au fait des dangers des microbes que par le passé. La crainte des «envahisseurs» microscopiques est alimentée par une industrie qui cherche à introduire des composés antibactériens dans tous les aspects de la vie : les fabricants de jouets, de chaussettes et de maillots antibactériens, de détergents à lessive et de savons pour lave-vaisselle, de gels désinfectants pour les mains, etc. Dans le but de contrôler les infections, les professionnels dentaires dépensent collectivement des milliards de dollars pour l’achat de gants, de masques, de désinfectants, de stérilisateurs et de dispositifs jetables et pour le remplacement des pièces à main endommagées par les stérilisations à répétition. La contamination des conduites d’eau des unités dentaires soulève maintenant l’inquiétude des professionnels dentaires, et ce à plusieurs niveaux. Des chercheurs mènent des études sur le problème et publient leurs résultats. Les organismes officiels réagissent en émettant des communiqués de presse et des recommandations. Pendant ce temps, les compagnies dentaires emboîtent le pas et offrent une pléthore de produits conçus pour diminuer un problème que certains qualifient d’imaginaire ou d’exagéré artificiellement.

Les solutions possibles

L’Association dentaire canadienne a élaboré des lignes directrices sur les conduites d’eau des unités dentaires (Tableau 1). Il est facile pour le personnel dentaire de suivre ces recommandations.

De plus en plus de dentistes croient à tort que l’utilisation d’eau distillée ou stérile dans les unités dentaires a pour effet de minimiser le problème. Il est important de rappeler que la tubulure renferme probablement déjà des films biologiques qui contamineront l’eau distillée ou stérile. Le recours à l’eau distillée ou stérile n’est donc pas justifié et est probablement inutile, à moins qu’elle ne circule dans un système en vase clos faisant l’objet d’un entretien très strict.

Un certain nombre de produits sont offerts pour aider à contrôler le problème.

• Les filtres : Les filtres installés à proximité des pièces à main opposent une barrière physique au passage des microorganismes. Utilisés selon les instructions, ils peuvent être efficaces. On peut aussi utiliser des filtres conçus pour purifier l’eau avant qu’elle ne pénètre dans l’unité dentaire. Cependant, si la tubulure est déjà contaminée par des films biologiques, ces filtres auront peu d’effet sur le débit des microorganismes. Certains filtres sont imprégnés d’iode, un agent antibactérien puissant, qui est libéré graduellement dans l’eau pendant l’utilisation des pièces à main. Cela a pour effet de réduire la numération bactérienne. Certains patients peuvent toutefois développer une réaction allergique à l’iode.

Les systèmes stérilisables en autoclave : Ces systèmes indépendants (dont chaque élément peut être stérilisé) peuvent fournir une eau stérile s’ils sont utilisés et nettoyés correctement. Il y a toutefois un inconvénient : l’autoclave doit être assez volumineux pour accueillir le système en question.

Les produits chimiques (désinfectants) : D’un point de vue strictement microbiologique, la plupart des désinfectants diminuent la numération bactérienne à un niveau acceptable et fournissent l’équivalent en eau potable; ils ne produisent toutefois pas une eau stérile. Comme certains désinfectants sont corrosifs (p. ex., l’eau de javel, à ne jamais utiliser non diluée), on devrait consulter le fabricant de l’unité dentaire avant d’y introduire quelque produit chimique que ce soit. En règle générale, les désinfectants demeurent dans la tubulure pendant la nuit et sont rincés au matin. L’eau de javel par contre ne doit rester dans la tubulure que pendant une courte période; on doit ensuite rincer à fond avec de grandes quantités d’eau et laisser sécher pendant la nuit.

Même si l’usage de ces produits ne fait l’objet d’aucune recommandation officielle, le dentiste peut décider d’y avoir recours. Cependant, certains de ces produits n’ont pas fait l’objet de tests indépendants, et leurs effets antimicrobiens à long terme demeurent inconnus.

Les recommandations suivantes devraient aider le professionnel dentaire à choisir la meilleure solution selon sa situation. Évitez de prendre une décision rapide sur la foi de reportages médiatiques, de renseignements obtenus de patients ou d’arguments de vente des représentants commerciaux — rien n’oblige à acheter quelque produit que ce soit. Prenez le temps d’évaluer vos besoins et votre budget. Posez des questions et assurez-vous d’obtenir les réponses voulues. Essayez de voir si des études indépendantes ont été menées sur le produit. Finalement, la sécurité du patient devrait être votre principale préoccupation; les coûts annuels sont aussi à prendre en considération, tout comme le temps nécessaire pour remplacer les filtres, remplir les bouteilles et l’autoclave.

L’analyse de l’eau

Il est pratiquement inutile d’effectuer au préalable des analyses d’eau, car il est improbable que l’eau provenant d’une unité dentaire non traitée soit exempte de microorganismes. Cependant, après avoir institué un programme de traitement, les analyses d’eau peuvent permettre d’en déterminer la qualité et de vérifier l’efficacité de la solution choisie.

Conclusion

L’amélioration de la qualité de l’eau des unités dentaires procurera des bienfaits non seulement dans le présent mais aussi dans l’avenir. La plupart des patients immunocompétents traités dans un cabinet dentaire typique ne courent aucun risque. Cependant, la dose infectieuse requise pour provoquer l’infection chez le patient immunodéprimé, chez la personne âgée et chez le malade chronique est habituellement plus faible que celle requise chez l’enfant et l’adulte en bonne santé. Par conséquent, toute solution à ce problème doit être satisfaisante pour tous les patients, quel que soit leur état de santé.


Le Dr Barbeau est professeur agrégé et directeur des études supérieures, Faculté de médecine dentaire, Université de Montréal.

Écrire au : Dr Jean Barbeau, Département de stomatologie, Faculté de médecine dentaire, Université de Montréal, C.P. 6128, Centre-ville, Montréal, QC H3C 3J7. Courriel : barbeauj@medent.umontreal.ca.  


Les vues exprimées sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement les opinions et les politiques officielles de l’Association dentaire canadienne.

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