La dentisterie fondée sur les faits :
vue d’un praticien généraliste

• Richard M. Beyers, DDS •

 

Mots clés MeSH : dental care; dentists; evidence-based medicine


© J Can Dent Assoc 1999; 65:620-2


D’une façon générale, la dernière chose qui vient à l’esprit d’un patient lors de sa visite chez le dentiste est de demander si le diagnostic ou le plan de traitement proposé repose sur des faits ou des données scientifiques.

D’une façon générale, les premières choses qui viennent à l’esprit d’un dentiste en examinant un patient est de discuter des besoins, de dévoiler les attentes et d’accorder une valeur à l’un comme à l’autre pour en arriver à un plan de traitement accepté.

Quand on les questionne sur la pratique fondée sur les faits, les dentistes généralistes ont de la difficulté avec les mots eux-mêmes. Le terme «fondée» évoque un changement de fond et implique la transformation d’une entité essentielle, un fondement, quelque chose dont le praticien ne peut se passer. Une telle perspective ne concorde pas avec la réalité, puisqu’en vérité les changements en pratique fondamentale ne sont pas indispensables : les praticiens s’en tirent très bien, et leurs revenus et statut professionnel élevés le prouvent.

Le terme «faits» leur cause également de la difficulté, car il n’a pas fait partie du vocabulaire de la pratique clinique. Il peut évoquer la peur en référant à des questions juridiques et réglementaires. Les faits sont ce que les avocats déposent devant le juge et le jury en quête de vérité et de justice.

Imaginez un scénario d’événements plausibles. Un jeune dentiste est le défendeur d’une poursuite civile intentée par un patient pour récupérer des dommages. Dans sa déclaration, le demandeur affirme que, pendant cinq ans, il a encouru des dépenses inutiles. Les faits incontestés de l’affaire sont extraits des dossiers dentaires passés et présents du patient. Les dossiers de l’ancien dentiste, chez qui le demandeur allait depuis son enfance, indiquent qu’aucun diagnostic de caries ni de maladie parodontale n’avait jamais été rendu. Ces derniers mentionnent également qu’aucune restauration n’avait été faite. À 25 ans, le demandeur commença à recourir aux services du défendeur et continua à le faire pendant cinq ans. Au cours de cette période, il se conforma aux recommandations du défendeur en se présentant tous les trois mois pour un entretien parodontal et un traitement topique au fluorure. Il a également eu 16 restaurations préventives en composite sur ses prémolaires et ses molaires. On a pris trois radiographies panoramiques, une série complète de radiographies périapicales et cinq jeux de radiographies interproximales. On lui a extrait chirurgicalement une troisième molaire asymptomatique et non infectieuse. Le demandeur reconnaît qu’aucun mal ne lui a été causé. Il affirme cependant qu’il a souffert de dépenses inutiles. Celles-ci comprennent les frais qu’il a dû acquitter de sa poche et les pertes de revenu dont il a souffert pour assister aux rendez-vous. Dans le cas de l’extraction de la troisième molaire, il a perdu deux journées de travail.

Les faits tirés d’articles publiés dans des périodiques scientifiques, révisés par des pairs, et rédigés par des auteurs comme Pitts1 sont déposés à titre de preuves pour appuyer l’hypothèse que les restaurations étaient inutiles. De même, les faits présentés par des auteurs comme Page et Beck2 révèlent que le demandeur n’était pas à risque de maladie parodontale. De plus, un programme d’entretien parodontal (détartrage ou surfaçage radiculaire fréquent) tel que dispensé par le défendeur ne constitue pas une mesure de prévention valable (il s’agit d’une modalité de traitement efficace pour assurer le suivi de patients qui ont souffert d’une maladie parodontale pour laquelle ils ont été traités)2. Enfin, selon les faits, une exposition fréquente aux rayons X, établie suivant un calendrier chronologique en l’absence de signes ou de symptômes cliniques, est inacceptable. D’après l’avocat du demandeur, celle-ci et les traitements au fluorure révèlent une ignorance effroyable des facteurs de risque associés à la maladie dentaire. L’avocat en conclut que les soins dispensés étaient inutiles et excessifs dans les circonstances et que le demandeur devrait être remboursé des frais encourus.

Dans sa déclaration, la défense affirme que l’affaire devrait être sommairement renvoyée car le principe premier de dispensation des soins de santé était honoré : le défendeur n’a fait aucun mal. Aux yeux du défendeur, il a mis en place un modèle de pratique rigoureux et systématique dont l’objectif était clairement défini : prévenir à l’extrême. L’avocat de la défense reconnaît l’intérêt personnel qu’a son client, mais rappelle à la cour les coûts élevés d’enseignement dentaire et les lourds frais généraux d’un cabinet. Il qualifie son client d’homme d’affaires respectable et de bon dentiste qui exerce selon les normes de la collectivité. Il rappelle à la cour que le demandeur a accepté implicitement les services en ne disant pas «non». Il qualifie les faits déposés contre son client d’«absurdité des absolus», en expliquant que le jugement clinique ne peut pas être remplacé par des paramètres limités aux énoncés scientifiques. Le milieu universitaire est déconnecté, affirme-t-il; il s’agit d’une réalité virtuelle idéalisée qui ignore ou rejette toutes sortes d’information qui ne se conforment pas à ses méthodes hautement structurées ou à ses questions étroitement définies. L’exercice dentaire, par contre, représente la réalité; il se consacre à ses patients, est complaisant et non discriminatoire. L’avocat rappelle aussi à la cour que la réputation de la science à «faire le bien» n’est pas exempte des échecs humains — orgueil, intérêt personnel, ambition et, surtout, partialité.

La chose la plus importante que l’avocat de la défense a faite était de choisir le bon jury. Les candidats-jurés qui savaient ce que signifiaient les acronymes NIH (National Institutes of Health), NIDCR (National Institute of Dental and Craniofacial Research) ou AHCPR (Agency for Health Care Policy and Research) étaient éliminés avant le processus de sélection. Tous les jurés étaient choisis parmi les membres de la SPDIR (Société des patients dentaires incroyablement reconnaissants) — des gens élevés dans la croyance que la perte de dents est inévitable, mais qui à un âge avancé apprécient avoir des dents saines et fonctionnelles. Qu’ils aient tort ou raison, ces personnes incroyablement reconnaissantes honorent les praticiens dentistes — et non le fluorure, une meilleure hygiène dentaire, une vie sans fumée ou d’autres facteurs épidémiologiques — pour leur bon état de santé. Elles ont une confiance totale en la profession dentaire. Ce jury exonérera le dentiste.

Or, ce penchant pour la profession s’étiolera au fur et à mesure que les membres de la SPDIR vieilliront, perdront leur influence et mourront.

La société connaît un phénomène important, ce que la presse appelle l’ère de l’information. Cette ère nouvelle se manifeste de plusieurs façons. La formation continue fait autant partie intégrale de la vie d’adulte que le travail. La société en vient à s’attendre autant de la profession dentaire que de ce qu’elle offre. Elle tient pour acquit que les dentistes sont de continuels apprentis, gardent leurs connaissances à jour et sont conscients de toutes les nuances et complexités de la vie moderne. Enfin, elle cessera de nous donner droit à un statut ou à un revenu pour la vie.

La société a confiance en ses prouesses intellectuelles et techniques qui, pour nos besoins, se manifestent dans la croyance et l’attente que la maladie est contrôlable. En 1605, sir Francis Bacon prôna l’union des disciplines artisanales et savantes dans l’espoir d’amener toute la nature sous le «contrôle de l’homme comme Dieu le planifiait» et de produire une «gamme et lignée d’inventions qui amoindriraient les nécessités et les misères de l’humanité et y satisferaient». La société commence à croire que les désirs de sir Francis sont devenus réalité.

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Les faits sont partout

À l’ère de l’information, il n’est pas rare qu’un patient se précipite chez lui après s’être rendu chez le dentiste pour se renseigner sur l’Internet ou dans des documents de référence de la santé sur le médicament qu’on lui a administré ou le diagnostic qu’on lui a rendu. La science sous la forme de faits statistiques entre dans le langage quotidien par le biais de la publicité. Même la médecine douce prétend être fondée sur les faits même si ceux-ci sont d’ordinaire anecdotiques.

En plus des patients en quête d’information, la société renferme des groupes d’intérêt spéciaux qui ont un intérêt dans la pratique fondée sur les faits : les tiers-payeurs. Ceux-ci comprennent les compagnies d’assurance, les administrateurs de régimes et les agences gouvernementales. Parmi les pressions commerciales exercées sur les tiers-payeurs, on compte les demandes de gestion des coûts, de couverture élargie (implants et autres services compris) et d’un marché compétitif féroce.

Après 25 ans de remboursement des soins dentaires par les tiers-payeurs, il existe une base de données de grande importance statistique qui remet en question l’idée que la prévention rapporte, comme le revendique la profession. En effet, l’analyse statistique n’appuie pas cette revendication. Les personnes recourant régulièrement et continuellement à des services dentaires de prévention accaparent considérablement plus d’argent des assurances que celles qui reçoivent occasionnellement des soins préventifs et des services associés à la morbidité dentaire — les extractions, le traitement de canal, les grosses obturations et les traitements de maladie parodontale. L’analyse des faits des tiers-payeurs montre également que les patients ont tendance à accepter des services assurés et les dentistes, à les offrir. Ainsi, dans les faits d’une bonne pratique, on pourrait justifier d’éviter de payer pour l’«absurde» (c.-à-d. les soins préventifs). Les tiers-payeurs pourraient revendiquer qu’ils améliorent la santé dentaire avec leurs politiques de paiement, tout en réduisant les coûts.

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La dentisterie en trois dimensions

Les nouveaux leaders de la société de l’information cultivent des opinions sur la profession dentaire, qui se fondent sur leurs valeurs et les observations qu’ils ont faites de nous au travail. Or, dans ces observations, ils notent trois images contradictoires.

Des esthéticiens secouristes. En général, l’apparence est un résultat de traitement légitime. Or, si en s’attardant trop sur les soins esthétiques (en transformant les désirs en besoins) on fait du mal au patient ou on lui fait sérieusement regretter sa décision, ou encore si les soins esthétiques sont représentés à tort comme des soins de santé, la profession ne sera à la longue plus considérée comme une profession de la santé éminente, mais comme un fournisseur de soins alternatifs ou complémentaires.

Plus c’est, mieux c’est. Les praticiens qui semblent croire que «plus c’est, mieux c’est» ont réinventé la maladie des tissus durs dentaires de sorte que tous les puits et fissures doivent être restaurés, toute dent sensible, recouverte d’une couronne et tous les amalgames, remplacés par des restaurations non métalliques. Bref, virtuellement toutes les dents ont plus ou moins besoin d’être restaurées.

Ces praticiens ont des idées tout aussi zélées de ce qui constitue une maladie parodontale. Même un simple indice de gingivite justifie un diagnostic de maladie parodontale et un plan de traitement des tissus mous. Bref, tout le monde est malade et le reste pour toujours.

Essayer de bien agir. La plupart des dentistes praticiens essaient de bien agir envers leurs patients, mais leur tâche devient de plus en plus complexe. Ils doivent s’informer continuellement des connaissances nouvelles qui entourent les facteurs causatifs et contributifs du diagnostic de la maladie dentaire. Ils doivent pouvoir décrire et offrir une variété croissante de services aux patients qui s’intéressent aux résultats et s’y connaissent davantage. Paradoxalement, le moins on en sait, le moins on a besoin de réfléchir; plus les connaissances gagnent en profondeur, plus il faut réfléchir, parce qu’il faut rationaliser beaucoup de faits.

Cela peut expliquer pourquoi, à une époque où la société n’a jamais été en aussi bonne santé, les gens se soucient plus de la maladie. Une surcharge d’information entraîne l’anxiété. Les patients savent que recevoir de bons soins au bon moment offre les meilleurs résultats, mais l’incertitude sévit puisqu’ils ignorent si le fournisseur de soins est véritablement bien informé, bien équipé et exerce dans leur intérêt.

Les nouveaux leaders de la société nous récompenseront du statut professionnel pour ce que nous voulons être et non pour ce que nous sommes. Ils décideront de la place que la dentisterie générale occupera entre les soins fondés sur la connaissance et les soins alternatifs.

Que devons-nous à la société pour ce statut et le titre protégé dont elle nous a couronné jusqu’à présent dans l’histoire de notre profession? Et quel plan d’action les chefs de notre profession devraient-ils prendre pour que les futurs praticiens soient aussi bien reconnus que nous le sommes aujourd’hui?

Du point de vue pratique, il faut commencer par connaître les faits. Il faut y être formé dès les études de premier cycle dans les facultés de médecine dentaire. Le programme d’enseignement doit changer pour cultiver, envers l’exercice dentaire, une approche d’apprentissage à vie et de résolution des problèmes. Les étudiants de médecine dentaire doivent être formés à être des lecteurs critiques de la littérature. Les facultés doivent établir des normes pour les instructeurs cliniques à temps partiel pour que l’enseignement scientifique ne soit pas dénigré à la phase clinique du programme. Les dentistes doivent pousser les éditeurs de périodiques et d’autres sources cognitives à rendre accessible l’information sur les bonnes pratiques. Tous les outils modernes de communication, comme les CD-ROM et l’Internet, devraient être exploités. Toutefois, le plus important est que les rapports publiés traitent de sujets cliniques pertinents, tirés d’un commun effort avec des praticiens.

La deuxième chose la plus importante est de savoir comment utiliser les faits recueillis. Les faits permettent tout simplement d’aider à poser un diagnostic ou à réussir un traitement. Il ne s’agit pas de l’imprimatur des saints ni d’un pouvoir exercé sur la dentisterie. Ce n’est pas à la science qu’il revient de gouverner. De même, le dentiste ne devrait pas s’en servir pour intimider les patients et leur faire accepter le traitement. Il n’y a pas si longtemps, on répétait «Le médecin sait ce qu’il fait» pour inspirer confiance quand justement ça n’avait aucun rapport puisque, souvent, les médecins ne connaissaient pas ou ne comprenaient pas les maladies qui les confrontaient. Visiblement, le succès dont la profession dentaire jouit aujourd’hui relève davantage de nos soins axés sur le patient que de notre usage des faits dans la bonne pratique.

Les faits se résument en des ressources qu’il faut utiliser adéquatement et au même niveau que notre éducation et notre expertise. La science est essentiellement un outil analytique linéaire. Elle est une bonne mesure. Mais elle n’est qu’un des outils que nous utilisons pour guider notre pratique.

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Chérissons l’incertitude

Selon Harold Slavkin3, nous sommes sans aucun doute au seuil du «siècle biologique», où nous pouvons prévoir l’accomplissement du Projet du génome humain et de certaines découvertes scientifiques et technologiques. Cependant, conclut-il, «Ce qui est encore incertain est l’accès à la promotion d’une santé optimale et à des soins de qualité supérieure pour tous les Américains [société], ainsi que la compression judicieuse des coûts — même si on arrive à gérer les questions éthiques, sociales et juridiques profondes qui accompagnent l’arrivée anticipée du siècle biologique». Les professionnels de la santé sont le lien entre la science et ce dont profitera la société.

Il ne faut pas oublier la «revanche des répercussions accidentelles» : Quel scientifique ou praticien dentaire aurait pu prévoir que la fluoruration des eaux municipales tomberait en défaveur? Nous devons aussi garder à l’esprit que les méthodes scientifiques actuellement utilisées — essais cliniques randomisés, méthodologies structurées et examens systématiques — sont considérées aujour d’hui comme étant les meilleures. Or, une nouvelle science émerge des théories du chaos et de la complexité, une science qui prétend surmonter les limites de nos méthodes actuelles.

Considérez les mots de John Ralston Saul4 : «Connaître — autrement dit, avoir la connaissance de — consiste à comprendre instinctivement la relation entre ce que vous savez et ce que vous faites. Cela paraît être une de nos plus grandes difficultés. Nos actions ne sont que reliées à des bandes minuscules et étroites d’information de spécialistes qui se fondent habituellement sur de fausses idées de mesure plutôt que sur des connaissances — autrement dit, la compréhension — globales. Résultat : là où un être sage embrasserait le doute et avancerait avec prudence, notre élite imposante de spécialistes et de technocrates est protégée par une certitude candide. Tout ce que nous vendons est la vérité absolue.»

Je suggère que nous embrassions le doute — non le doute du rejet, mais le doute du scepticisme — et que nous avancions avec prudence. Platon proposa que nous progressions de l’expérience à la sagesse. Aujourd’hui nous devrions aussi progresser de la connaissance scientifique à la sagesse. Tout comme les bons scientifiques teintent leurs travaux de scepticisme, les praticiens généralistes devraient amener un scepticisme sain aux conclusions que la science apporte dans ses rapports fondés sur les faits.

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Le Dr Beyers exerce dans un cabinet privé à Kitchener (Ontario).

Les vues exprimées sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement les opinions et les politiques officielles de l’Association dentaire canadienne.


Références

1. Pitts NB. Diagnostic tools and measurements — impact on appropriate care. Community Dent Oral Epidemiol 1997; 25:24-35.

2. Page RC, Beck JD. Risk assessment for periodontal diseases. Int Dent J 1997; 47:61-87

3. Slavkin HC. The future of clinical dentistry. J Dent Educ 1998; 62:751-5.

4. Saul JR. The unconscious civilization. Toronto (ON): House of Anansi Press; 1996.

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